Si vous
nous lisez depuis un certain temps, vous aurez remarqué que nous ne traitons
dans les pages de La Propagation du Chaos que de nos coups de coeur, des films,
des livres, des disques que nous avons vu, lu, écouté à multiple
reprise. 'Irréversible' est une exception à notre ligne éditoriale
tant il est tout simplement impossible d'apprécier 'Irréversible'
en tant que spectacle cinématographique traditionnel. On ne peut tout simplement
pas regarder 'Irréversible' à répétition à
moins d'avoir clairement quelque chose qui cloche ou bien d'avoir envie, comme
votre serviteur après son premier visionnage, d'analyser son fonctionnement. Rarement
film n'aura provoqué autant de réactions et d'interprétations
contradictoires de la part du public, des médias et des critiques de cinéma
à la sortie de 'Irréversible'. Indirectement, de par son extrémisme,
'Irréversible' pose les bases d'une interrogation profonde sur le rôle
du cinéma et sur ce qui peut être montré ou pas à l'audience,
de l'utilité ou non du cinéma comme révélateur, électrochoc
d'une réalité délavée, passée sous silence
par les médias...
Seul
contre tous, Gaspard Noé a réalisé le film à rebrousse
poil par définition. A aucun moment Noé ne se pose les questions
usuelles qui aujourd'hui jalonnent la création d'un film commercialement
viable (compréhension du récit, acceptation des images par le spectateur,
censure des scènes trop dures). Gaspard Noé impose son idée,
sa vision, et le spectateur subit le film plus qu'il ne le regarde. A l'image
du viol physique d'Alex, le personnage interprété par Monica Belluci,
le spectateur impuissant subit un viol psychologique à la condition bien
sûr de résister à l'envie oppressante de quitter son siège
ou de zapper (dans le cas du DVD).
Le
point de départ de 'Irréversible' : une femme violée et sauvagement
battue au cours de la nuit dans un passage piéton souterrain... Ces quelques
lignes que le lecteur survole habituellement du regard dans le journal du matin
se révèle être un "fait divers" d'une extrême
banalité aujourd'hui de par un traitement médiatique banalisé,
distancé et dépersonnalisé à l'extrême. En adoptant
une démarche complètement inverse de celle des médias, Gaspard
Noé nous montre toute l'ignominie, toute la cruauté d'un tel acte
et ses conséquences destructives et sauvages sur l'entourage de la victime
en replaçant "l'humain" au centre de ce drame. La souffrance
est au centre du récit d'Irréversible' et c'est ce que cherche à
faire ressentir Gaspard Noé en créant un lien fort entre les protagonistes
du récit : Alex (Monica Belluci), Marcus (Vincent Cassel) et Pierre (Albert
Dupontel) et le spectateur (vous et moi). Pour
y arriver, Gaspard Noé va user tout au long du métrage de tous les
moyens offerts par 'la forme' cinématographique afin de transformer en
profondeur 'le fond' et les implications du récit. Cette démarche
dangereuse et peu compréhensible sans un certain recul au préalable
est sans doute la cause du rejet en bloc et de l'incompréhension du métrage
par une partie du grand public. Il faut en effet traverser une heure de métrage
excessivement difficile et éprouvante avant de comprendre peu à
peu la démarche et le message sous-jacent de 'Irréversible'.
Ainsi,
la chronologie inversée, loin d'être un "gimmick gadget"
est bien au centre de la compréhension du drame qui se déroule sous
nos yeux et des lourdes conséquences qui en découlent : celui d'Alex
violée et battue à mort dont nous ne saurons jamais si elle y a
survécu, et celui de Marcus et Pierre qui gâchent leur existence
à travers un acte aveugle de vengeance d'une violence inouïe. De par
cette chronologie inversée, les scènes précédant l'agression
nous montrent le bonheur du couple Alex / Marcus tels qu'il l'était avant
le drame. Connaissant déjà la suite des événements,
le spectateur impuissant assiste aux projets et espoirs d'avenir d'Alex et de
Marcus et ces scènes d'intimité volée aux personnages sont
alors paradoxalement d'une tristesse intraduisible. De même, L'intrigue
du récit n'est pas si différente de celle de 'Death Wish' ('Un justicier
dans la ville' / 1973) où Charles Bronson est à la fois le bras
vengeur de la destruction de son foyer et l'instrument d'une catharsis exutoire
pour le public à travers sa démarche de violence. Or, la narration
inversée choisie délibérément par le réalisateur
de 'Irréversible' retire au public cette libération, cet exutoire.
En imposant chronologiquement l'acte de vengeance avant le viol d'Alex, Gaspard
Noé annihile le crescendo dramaturgique auquel le spectateur est confronté
habituellement et lui refuse cet exutoire libérateur d'où un malaise,
un rejet violent extrêmement naturel de la part des spectateurs et ce fut
sans doute la réaction recherchée par le réalisateur manipulateur
de 'Seul contre tous'(à rapprocher par certain aspects du Michael Haneke
de 'Funny Games').
De plus,
à l'inverse des films réacs des années 70, la vengeance par
le sang, la violence animale qui découle de l'agression d'Alex est ici
montrée du doigt, décriée par Gaspard Noé. Après
LA scène du viol, illustrée par un plan fixe voyeuriste interminable
et insupportable (j'insiste sur ces deux qualificatifs), la vengeance de Marcus
et Pierre devient ridicule et pathétique à posteriori car on comprend
alors qu'ils ont tué sauvagement un innocent tout en laissant Alex agonisante,
seule sur son lit d'hôpital. En mettant en opposition ces deux choix (rester
auprès d'Alex en laissant l'agresseur s'échapper ou se venger en
laissant Alex seule), 'Irréversible' apparaît alors clairement comme
un film prônant l'amour, la vie... et non la haine et la violence, qui au
final détruiront tout avenir, tout espoir pour Alex, Marcus et Pierre.
A
cette structure narrative inversée, s'ajoute la réalisation de Gaspard
Noé extrêmement maîtrisée et réfléchie
: la caméra voltige en long plan séquence " De Palmien sous
acide " et illustrent les émotions qui habitent les personnages :
tourbillon chaotique au début, la caméra devient un regard posé,
paisible et fluide lors des scènes d'intimité entre Marcus et Alex
(il en est de même pour les dialogues incompréhensibles dans la tourmente
du début et qui progressivement deviennent limpides). Le découpage
du film en une dizaine de plans séquence numériquement raccordés
ajoute énormément au sentiment d'impuissance que ressent le spectateur
(un montage 'cut' aurait vraisemblablement allégé la tension du
film), et à l'irréversibilité du récit comme si l'avenir
était déjà écrit (comme le dit le personnage d'Alex
qui lit 'An experiment with time' de J.W Dunne). La bande son 'Silent Hillienne'*
réalisée par Thomas Bangalter, moitié de Daft Punk contribue
en grande partie au malaise et à la mise en abîme du spectateur dans
l'enfer qu'est la première partie de 'Irréversible' (vous vous souviendrez
longtemps des bruits de sirène accompagnant la scène dans la boîte
de nuit).
Mais
au final, c'est le casting qui rend le récit de 'Irréversible' si
désespérément humain, véridique et dérangeant.
Gaspard Noé l'avoue lui-même dans le commentaire audio du film, la
direction d'acteurs était quasiment réduite à zéro,
Noé se contentant de donner de simples directives, les acteurs faisant
le reste lors de longues improvisations. La formidable scène dans le métro
est ainsi une improvisation d'Albert Dupontel prenant complètement au dépourvu
Monica Belluci et Vincent Cassel. Au final, c'est l'humanité du casting
(voir la scène intime entre Alex et Marcus) qui permet de donner tout le
poids psychologique du récit. Le trio d'acteur est plus vrai que nature
Vincent
Cassel en chien fou fait peur, Albert Dupontel en bombe à retardement est
époustouflant et Monica Belluci... et bien on pleure pour elle.
'Irréversible'
n'est pas un beau film, c'est une expérience douloureuse et exténuante
dont on ressort traumatisé, bouleversé, dégoûté
et dont les images vous hanteront longtemps après... mais on en ressort
également avec une incroyable pulsion de vie ! Le temps détruit
tout. *
Référence plus particulière à l'épisode 'Silent
Hill 2' (Konami), survival horror expérimental et véritable uvre
d'auteur dérangeante sur Playstation 2. |