JAN
SVANKMAJER
Grand maître méconnu mais ô combien influent du cinéma d'animation et du cinéma
tout court, Jan
Svankmajer est peut-être bien l'un des derniers surréalistes encore en activité.
Profitons de la sortie en DVD de son dernier film, Little Otik, pour dresser
un portrait de ce personnage unique en son genre.
Comment
aborder ce monument qu'est Jan Svankmajer? Impossible en quelques lignes. Aussi
tenterons-nous au mieux d'effleurer ce génie. Car il s'agit bien là d'un des grands
pionniers de l'animation, et plus particulièrement de l'animation en volume, au
même titre que Chuck Jones, Walt Disney ou Ozamu Tezuka. Un pionnier honteusement
méconnu du grand public (merci à Arte de diffuser de temps en temps ses oeuvres
dans ses programmes courts) qui a réussi à insuffler à l'animation une profondeur
de sens rare, qui va fouiller dans les recoins de l'inconscient humain. "Dans
les vieux grimoires des sorcières, on disait que pour chasser un démon ou un monstre,
il fallait trouver son nom. C'est la méthode que j'utilise pour chasser mes angoisses
et mes peurs. Je les nomme dans mes films." : l'animateur tchèque résume
dans cette phrase tout son art .
Dans
son univers bizarroïde, des steaks dansent le tango et copulent dans la farine,
une étrange cuisinière fabrique des cookies en charbon dans une cave ou encore
les objets d'un appartement en font voir de toutes les couleurs à son locataire.
Mais ces débordements surréalistes trouvent toujours un écho dans notre psyché
ou une interprétation politique ou sociale, si bien que souvent ses films furent
censurés pour les idéologies qu'ils véhiculent. D'ailleurs ses films ne parlent
pas, ils utilisent à 100% le langage cinématographique, des images et des sons,
pour faire passer ses messages. Et si le grand public connaît peu le bonhomme,
beaucoup de réalisateurs avouent ouvertement avoir été influencés un jour ou l'autre
par son travail, comme Tim Burton, Darren Aronofsky ou bien Milos Forman, qui
l'a décrit comme le croisement entre Walt Disney et Luis Bunuel, bref un drôle
d'hybride...
Mais essayons d'aborder
plus en détail cet univers infiniment riche, tantôt onirique tantôt cauchemardesque.
Et ce au travers de quatre oeuvres emblématiques de la "Svankmajer Touch"
: les deux longs métrages Alice et Little Otik, et les deux courts
Possibilités du dialogue etFood.
ALICE
(1987)
Comme le sale gosse qui
aime détruire ses jouets, Svankmajer prend plaisir à donner vie sous nos yeux
à des objets salis, usagés, abîmés, déglingués. Et quand il décide d'adapter Alice
au pays des merveilles, forcément le lapin blanc devient une vieille fourrure
empaillée et le chat du Cheshire un squelette débraillé. Contrairement à celle
de Disney, cette adaptation n'édulcore pas le sadisme de la blondinette présent
dans l'oeuvre de Lewis Carroll : les pauvres animaux que rencontre Alice dans
son périple en prennent vraiment pour leur grade! Ici toute la magie de l'animation
en volume, la même qui habitait les films de Ray Harryhausen, à la fois poétique
et troublante, est mise à contribution pour servir les visions absurdes et étranges
du livre. Grand fan de Carroll, qui est quand même mine de rien le précurseur
du mouvement surréaliste, Svankmajer lui a rendu officiellement hommage deux autres
fois, à l'occasion de Jabberwocky et Dans la cave.
POSSIBILITES
DU DIALOGUE (1982)
Primé dans
plusieurs festivals et déclaré meilleur court-métrage des trentes années d'existence
du festival d'Annecy en 1990, ce court-métrage en trois parties est certainement
le plus emblématique du style Svankmajer, de sa façon de prendre un thème et d'en
créer une métaphore 100% visuelle : tout est dit dans le titre et l'animation
fait le reste. La limpidité du message est d'autant plus désarmante que les moyens
utilisés sont rudimentaires. Dialogues de sourds, passions déchirantes ou encore
aliénations sociales prennent ici vie grâce à de la terre glaise animée, à une
brosse à dent et un tube de cirage, une table en bois, ou encore à des personnages
faits d'assemblages d'objets divers semblant tout droit sortis d'une composition
picturale d'Archimboldo. Un petit chef-d'oeuvre, je vous dis!
FOOD
(1992)
La nourriture est un des
thèmes récurrents dans l'oeuvre de Svankmajer, qui avoue avoir eu une phobie des
aliments étant enfant. Du coup, maintenant il se venge dans ses films en leur
faisant subir les pires outrages, comme dans Meat Love où deux steaks dansent
le tango avant de finir dans la poêle. Dans Food, il caricature le rituel
du repas par des processus répétitifs rappelant parfois l'univers procédural de
Kafka. L'animation tire, ici encore plus que d'habitude, sa maestria du pouvoir
suggestif du montage et des bruitages. Dans les trois parties du métrage (petit-déjeuner,
déjeuner, dîner : rien de plus logique!), des personnages se voient transformés
en machines distributrices de fast-food, assaisonnent allégrement une partie au
choix de leur corps avant de s'en délecter, ou bien dévorent absolument tout ce
qu'ils ont à portée de main, serviettes, assiettes, chaises, table, enfin tout
quoi! Après ça, vous ne regarderez plus votre steak de la même manière...
LITTLE
OTIK (2000)
Quatrième long métrage
de Svankmajer, Little Otik est dans la continuité de Conspirators of
Pleasure : après avoir traité la sexualité, c'est le thème de la maternité
qui suit. Et comme pour celui-ci, il traîte le sujet au travers de personnages
aux comportements compulsifs et obsessionnels, enfin, bien frappés du ciboulot
quoi! Tirée d'un conte pour enfants, l'histoire dépeint un couple stérile qui
adopte le petit Otik, qui n'est rien d'autre qu'un... hum... un bout de bois!
Incarnant toutes leurs frustrations parentales, il va bien sûr prendre vie et
avoir une fâcheuse tendance à dévorer tout être vivant l'approchant, depuis le
chat domestique jusqu'au facteur. Comme dans les autres films récents du réalisateur,
l'animation tient une place relativement minime (principalement le petit Otik)
et pourtant les scènes live apportent tout autant d'évocation surréaliste que
les scènes en stop-motion, un peu comme si les humains qui jouent dans le film
étaient traités comme des marionnettes, des caricatures grand-guignolesques. Cette
version trash de Pinocchio terriblement construite suit une évolution implacable,
où l'irréel prend de plus en plus de poids jusqu'à une conclusion fatale...
NB:
A noter que la plupart des courts métrages de Svankmajer sortiront le 10 juin
2003 en DVD zone1, sur deux volumes.
http://arts.uwaterloo.ca/FINE/...
Encore une page riche en enseignements. "Jan Svankmajer, the prodigious animator
from Prague" : vous voyez, y a pas que moi qui le dit!