Il
est de coutume chez de nombreux lecteurs de lire la première phrase des
livres qu'ils tiennent en main, lorsqu'ils explorent les étalages de leur
librairie préférée, en quête du prochain ouvrage à
dévorer. "Achèterai, achèterai pas"... parfois
cette première phrase constitue le déclic du passage à la
caisse... Lorsque l'on jette un coup d'il à la première page
de 'Le Couperet' de Donald Westlake, il est alors impossible d'échapper
à cette première ligne de texte, impossible de revenir en arrière,
de reposer le livre et de passer à autre chose... cette première
phrase capte toute l'attention du lecteur pour ne plus la lâcher jusqu'à
la conclusion du livre : "En fait je n'ai encore jamais tué
personne, assassiné quelqu'un, supprimé un autre être humain."
Le ton est donné, Donald Westlake, visiblement en colère contre
le capitalisme galopant de nos sociétés modernes nous conte la plus
noire des transformations... Burke Devore est un homme sans problèmes
: un voisin idéal, cadre supérieur dans une usine de papier pendant
vingt-cinq ans, père de deux enfants et mari aimant de sa femme Marjorie.
Mais un jour, son entreprise se restructure, il se retrouve au chômage,
envoyé à la casse comme un outil qu'on jette après usage....
Ayant dépassé la cinquantaine, plus vraiment compétitif face
aux jeunes loups fraîchement sortis d'école et dans un climat de
récession économique, Burke ne trouve aucun emploi en deux ans et
l'argent se fait rare. Au hasard de ses lectures, il tombe un jour sur l'interview
d'un cadre supérieur dans la papeterie qui occupe ce qui "pourrait
être" son poste idéal... Si seulement cet indésirable
pouvait mourir... et si seulement les futurs prétendants au poste alors
libre l'étaient aussi... Seulement, ce n'est pas avec des "si"
que l'on refait le monde... on change le monde lorsque l'on est à bout,
acculé dans un coin, sans d'autres solutions que de tenter le tout pour
le tout pour sauver sa peau. "Aujourd'hui,
notre code moral repose sur l'idée que la fin justifie les moyens. Il fut
une époque où c'était considéré comme malhonnête,
l'idée que la fin justifie les moyens. Mais cette époque est révolue.
Non seulement nous y croyons, mais nous le disons. Nos chefs de gouvernement justifient
toujours leurs actions en invoquant leurs buts. Et il n'est pas un seul P.D.G.
qui ait commenté publiquement la vague de compressions de personnel qui
balaie l'Amérique sans l'expliquer par une variation sur la même
idée : la fin justifie les moyens". Burke
applique alors mot pour mot cette réflexion. Mon bonheur et ma vie retrouvés
contre la mort de ces hommes : un choix froid, méthodique, rationnel...
un choix inhumain. Là où d'autres auteurs se seraient sans doute
casser les dents en contant le crescendo rébarbatif et répétitif
d'une suite de meurtres, Westlake fait de 'Le Couperet', un roman fulgurant de
par un traitement inhabituel. En
effet, Burke Devore n'est pas un monstre sans remords. Burke Devore, c'est vous,
c'est moi, un être humain aux abois qui au pied du mur, tente le tout pour
le tout et commet l'irréparable. Le récit alterne les chapitres
où Burke agit comme un tueur froid et méthodique et d'autres où
la machine humaine reprend ses droits et où Burke s'effondre devant ses
actes : la scène fulgurante où Burke écrit sa confession
et la conclusion que donne Westlake à la fin du chapitre donne froid dans
le dos et souligne de façon particulièrement ironique l'incroyable
dualité de l'être humain. Véritable
Docteur Jekyll & Mister Hyde, Burke accède peu à peu à
la manière d'un personnage de Philip K Dick à une nouvelle réalité,
à la vérité cachée que seul un homme ayant tué
peut voir. Burke devient psychologiquement plus fort, plus à même
d'affronter les difficultés de la vie, plus lucide devant les obstacles
qui se dresse devant la réalisation de son plan (
de carrière)
: "Ce qui ne te tue pas, te rend plus fort" disait Nietzsche, "Ceux
que tu tues te rendent plus fort" semble murmurer en ricanant dans son coin
Donald Westlake. Le
récit est haletant et les pages se tournent à 100 à l'heure.
Westlake s'amuse à multiplier les obstacles qui mettent à l'épreuve
le "nouveau" Burke qui s'interroge de plus en plus sur lui-même,
sur le deuxième Burke, l'assassin qui prend le pas sur le père de
famille aimant... Conscient de sa dualité, Burke s'attèle à
se voiler la face du mieux qu'il peut : chaque nouvelle victime est introduite
en début de chapitre par son CV comme pour lui donner moins d'humanité,
d'ailleurs les victimes de Burke n'ont pas de nom, seulement des initiales. Burke
ne tue pas un père de famille comme lui, il raye seulement un nom sur une
liste et jette un nouveau CV concurrent dans la poubelle. 'Le
Couperet' est un roman noir résolument pessimiste sur la nature humaine,
très éloigné des romans traditionnels de Donald Westlake
au contenu beaucoup plus léger. L'histoire contée est difficile
et affecte le lecteur qui n'oubliera pas de sitôt le chemin de croix de
Burke Devore, mais l'humour et le style de Westlake font alors des merveilles
pour "alléger" la charge émotionnelle du récit
et pour nous mener jusqu'à un final, disons-le tout simplement bluffant
et jouissif. Un chef d'uvre du roman noir tout simplement. |