A
54 ans, un dénommé Philip K Dick meurt en laissant derrière
lui un petit cercle de fervents admirateurs. Grand dadais à la dégaine
de beatnik en chemise hawaïenne, hypocondriaque drogué, paranoïaque,
suicidaire, fou, génie, inadapté social... Dick était tout
ça à la fois. C'est également le plus grand auteur de Science-Fiction
jamais lu. Read my Dick !
Je
fis rouler les pièces, en retenant mon souffle, construisit l'hexagramme.
Neuf, huit, sept, sept, six, huit : FONG, l'abondance, la plénitude : "Clarté
au-dedans, mouvement au-dehors produisent grandeur et abondance. Ce que représente
l'hexagramme est une époque de haute civilisation. Toutefois le fait qu'il
s'agisse d'un sommet entraîne l'idée que cet état extraordinaire
d'abondance ne pourra se maintenir de façon durable." Tout comme
Philip K Dick se lançant corps et âme dans l'écriture de 'Le
Maître du Haut Château' après consultation du livre des transformations,
le Yi King, les dés sont maintenant jetés...
je me dois de réaliser cet article sur Philip K Dick.
Jane
est vivante et je suis mort.
Le 16 décembre 1928, naissent
des jumeaux prématurés de six semaines... les deux nouveau-nés,
Philip Kindred Dick et sa sur jumelle Jane souffrent de carences alimentaires
pendant les premières semaines de leurs vies, faute de lait maternel en
suffisance. Le 26 janvier, Jane meurt laissant Philip seul au monde... du moins
dans notre réalité... car, dans la réalité du jeune
Philip, Jane est vivante et lui mort, son existence n'étant que le songe
de Jane imaginant la vie de son frère jumeau si celui-ci n'était
pas mort. Plus que toutes les interprétations que nous pouvons donner de
son oeuvre, ce simple fait, cette première altération de la réalité
produite par le cerveau du jeune Philip nous donne la clé d'un univers
d'une richesse inouïe où se mêlent des récits cauchemardesques,
paranoïaques où la réalité n'est jamais ce qu'elle semble
être.
Mort dans l'indifférence la plus totale, ayant vécu
une grande partie de son existence dans la pauvreté, les ventes des livres
de Philip K Dick explosent avec la sortie au cinéma en 1982 du 'Blade Runner'
de Ridley Scott, adaptation (trop ?) sérieuse du roman 'Do androids dream
of electric sheep ?' datant de 1968. Comme pour un certain John
Kennedy Toole, une ultime ironie semble planer sur le destin de cet écrivain
qui succombe à l'âge de 54 ans, quelques mois avant la sortie sur
les écrans du monde entier de 'Blade Runner' révélant aux
yeux du grand public l'uvre foisonnante d'un écrivain visionnaire
et indémodable. Steven Spielberg et son 'Minority Report' adapté
de la nouvelle portant le même nom et bientôt John Woo avec l'adaptation
de sa nouvelle 'Paycheck' ne s'y sont pas trompés.
A 23 ans, encouragé
par sa première femme et un écrivain nommé Anthony Boucher,
Philip K Dick publia pour la première fois dans un magazine littéraire...
C'est le début de sa relation haine-amour avec la littérature de
Science-Fiction. N'ayant guère confiance dans son art, envieux des auteurs
d'ouvrages plus académiques qui l'entourent et honteux du genre populaire
dans lequel il excelle, K Dick écrit pour vivre (vivre mal, mais vivre
quand même). Ecrivant la nuit, dormant le jour, K Dick se lance corps et
âme dans l'écriture, véritable virtuose de la machine à
écrire, l'écrivain qui tape plus vite que son ombre multiplie les
nouvelles de Science-Fiction. Véritable catharsis, ses premiers récits
mêlant voyages dans le temps, pouvoirs psychiques et extra terrestres en
tout genre proposent une lecture entre les lignes, un condensé des peurs
et obsessions qui habitent le jeune K Dick. Un personnage passif se retrouve face
à un événement qui dérègle la réalité
tout autour de lui. Le monde qu'il croyait connaître s'effrite pour laisser
place à une vérité cachée de tous. Seul à comprendre
ce qui se trame, le personnage principal se débat dans un monde hostile
peuplé de psychiatres qui le croient fou (Dick eu sa première consultation
à 14 ans... et ce jusqu'à la fin de sa vie), d'agents de l'autorité
en place (lors du maccartisme, Dick fut un temps la cible du FBI) et de femmes
dominatrices et castratrices (sa mère et ses nombreuses femmes...). 'Le
temps désarticulé', auquel le film 'The Truman Show' de Peter Weir
a énormément emprunté représente un véritable
patchwork des psychoses et des thématiques abordées au début
de sa foisonnante carrière. Souvent bâclés, car écrits
beaucoup trop vite, ses premiers écrits révèlent pourtant
déjà des "pitchs" astucieux et scénaristiquement
fertiles (lire la nouvelle de 'Minority Report' pour se rendre compte du travail
incroyable sur l'adaptation cinématographique). K Dick dont la soif
de reconnaissance auprès du grand public était immense, s'essaya
à plusieurs reprises aux romans "mainstream" sans succès,
son univers morne et passif s'intégrant beaucoup mieux dans l'univers de
la science-fiction que dans une réalité brute de décoffrage
(si vous voulez vous y essayer, 'Humpty Dumpy in Oakland', sorti aux éditions
Joelle Losfeld reste un bon exemple du roman soporifique par excellence...).
Je suis éveillé et vous êtes endormi...
'Le
Maître du Haut Château' (The man in the high castle, 1962) sonne comme
la naissance d'un écrivain rassuré (premier succès critique
avec le prix Victor Hugo), et pourtant, la construction de 'Le Maître du
Haut Château' fut des plus chaotiques. La guerre 39-45 a été
gagnée par l'Axe, les perdants vivant sous le joug des nazis et des japonais
qui se sont partagés le monde. Dans cette réalité alternative,
un écrivain, Hawthorne Abendsen (réplique fantasmée de K
Dick écrivant son livre) a écrit un récit contant la victoire
des Alliés sur L'Axe... A partir de ce point de départ pour le moins
déstabilisant, Dick articule le destin des nombreux protagonistes du récit
à l'aide du Livre des transformations, le Yi King (connu
comme étant le plus ancien livre de la Chine permettant à qui s'en
sert de "deviner" une vision de ce que pourrait être son avenir).
K Dick, sous l'influence de cette technique divinatoire s'est donc évertué
à tirer à pile ou face les décisions et donc les actions
de ses personnages, jusqu'à un final dont K Dick lui-même a sans
doute compris toute la substance bien après avoir tapé le mot "fin"
sur sa machine à écrire. On retrouve dans 'Le Maître du Haut
Château' la question cruciale Kdickienne sur le rapport à la réalité
(le monde est-il le même de l'autre côté du miroir?), interrogation
à mettre en rapport avec le traumatisme causé par la mort de sa
sur jumelle, mais aussi les personnages, non héroïques plongés
dans une réalité morne qu'ils acceptent passivement (vous avez dit
'Matrix' ?). Le lecteur achevant sa lecture ne peut que rester dubitatif devant
le final du livre qui ne répond à aucune question (surtout aux vues
des mini intrigues développées pour chaque personnage), les divinations
du Yi King laissant à chacun (les personnages, le lecteur
et sans doute K Dick lui-même) le soin de trouver le sens qui lui convient
le mieux.
Je suis Palmer Eldritch, et vous rêvez....
A
l'image de Aldous Huxley, Philip K Dick apparaît pour beaucoup à
l'époque comme un gourou halluciné, drogué au LSD jours et
nuits et relatant dans ses écrits ce qu'il cauchemarde lors de ses mauvais
trips. C'est en parti complètement faux. Hypocondriaque confirmé,
Dick a effectivement ingéré dès son plus jeune âge
une quantité de médicaments phénoménale... prenant
des pilules pour limiter son agoraphobie, des amphétamines pour le stimuler
intellectuellement, et finalement une quantité d'autres médicaments
annexes pour stopper les effets secondaires des premiers... Les années
60 voient venir les joies de la drogue (dont les effets secondaires sont encore
inconnus), permettant d'accéder à une réalité alternative,
de voir le monde sans le voile terni de notre perception sensorielle, bref de
voir Dieu... Dick s'essaya une fois au LSD... un mauvais trip traumatisant et
interminable lui conseilla de ne jamais plus s'y essayer... Néanmoins,
véritable "banc d'essai" de tous les médicaments sortants
dans le commerce, la vie, les idées, les états d'âme de K
Dick devinrent dépendant de la quantité journalière de médicaments
ingérés, un cercle vicieux qui stimula son intellect mais en le
détruisant de façon irrémédiable à petit feu.
C'est dans ce contexte que sort 'Le Dieu venu du centaure' (The Three Stigmata
of Palmer Eldritch, 1964), véritable oeuvre avant-gardiste autour de laquelle
toute la communauté hippie du monde entier s'unit sans en comprendre le
sens réel. Pour K Dick, le monde révélé dans 'Le Dieu
venu du centaure' est celui du cauchemar ultime, un cauchemar interminable provoqué
par un Dieu malveillant qui est en chacun de nous ("Qui mange ma chaire
et boit mon sang demeure en moi et moi en lui" / Jean 6:56). Dick alors
éveillé aux questions religieuses croit en un dieu (l'inhumain Palmer
Eldricht et ses 3 stigmates robotiques) pas forcément aimant et fait un
parallèle effrayant entre l'eucharistie et l'ingestion d'une drogue hallucinogène
(Le K-Priss dans le roman). Véritable cauchemar éveillé,
la lecture de 'Le Dieu venu du Centaure' est traumatisante et caractérise
dans toutes ses excentricités le caractère paranoïaque des
oeuvres de Philip K Dick.
Je suis humain et vous êtes une simulation.
Avec
'Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques (Do androids
dream of electric sheep?, 1968), plus connu sous le nom de son adaptation cinématographique
'Blade Runner', K Dick s'intéresse de près aux questions sur l'intelligence
artificielle qui animèrent les ouvrages de l'anglais Alan Turing dans le
début des années 50. Célèbre mathématicien,
et inventeur de l'informatique moderne, Alan Turing posa les bases du questionnement
métaphysique sur les machines pensantes, le test de Voigt Kampf dans 'Blade
Runner' s'inspire d'ailleurs du test de Turing permettant de différencier
un être humain d'une machine pensante, simulant un comportement humain).
K Dick fait preuve avec ce roman d'un humour décalé et d'une ironie
particulièrement mordante qui donne une dimension humaine (là où
paradoxalement, il évoque le destin de machines pensantes) et un sentiment
de nostalgie désespérée du temps passé (à rapprocher
de la scène traumatisante de "Soleil Vert" de Richard Fleischer
où le père du personnage de Charlton Heston s'effondre de tristesse
devant un morceau de viande, symbole d'un passé inaccessible et presque
oublié de tous). Ces deux traits d'écriture dénotent particulièrement
par rapport aux anciens écrits de K Dick et se retrouverons dans les ouvrages
futurs de façon plus ou moins perceptibles. La question récurrente
de K Dick du rapport à la réalité s'inscrit dans la pensée
du Blade Runner Deckard qui s'identifiant à un Replicant comprend que la
meilleur planque (inconsciente...) possible pour un Replicant, ignorant sa condition
de machine pensante, serait d'être un Blade Runner... malaise... Conservant
la question métaphysique de l'intelligence artificielle, l'adaptation filmique
de Ridley Scott (1982) fait table rase de l'univers décalé du roman
pour nous livrer une oeuvre japonisante, étonnante et contemplative mais
au ton résolument en désaccord avec l'uvre originale (là
où un Terry Gilliam aurait sans doute fait merveille...).
"Je
suis vivant et vous êtes morts"
"Ubik
instantané possède tout l'arôme du café filtre fraîchement
moulu. Votre mari vous dira : "Chérie, je trouvais ton café
comme ci comme ça ; mais maintenant... miam, quel régal ! "
Sans danger si l'on se conforme au mode d'emploi."
Livre
somme, véritable bible de l'univers de Philip K Dick au sommet de son art
(avant son trip mystique et sa lente décrépitude mentale due aux
abus de drogues), 'Ubik', écrit en 1969, marque à jamais le lecteur
ayant posé ses yeux sur ce roman. Paradoxes temporels, pouvoirs psychiques,
humour noir et décalé, personnages passifs, réalité
et simulacre, effritement de la réalité, angoisses de la mort et
d'un Dieu omnipotent, 'Ubik' est un résumé littéraire de
toute l'uvre de K Dick (mettre en parallèle les noms propres 'Ubik',
'K Dick' et 'Joe Chip', nom du personnage principal pour s'en convaincre...).
Livre inrésumable, tant l'univers décrit est riche et l'intrigue
complexe, chaque élément narratif de 'Ubik' trouve écho dans
les anciens écrits de Philip K Dick, 'Glissement de temps sur Mars' ('Martian
time-slip', 1964) contient d'ailleurs les grandes lignes de 'Ubik'. Offrant au
lecteur des moments de pur génie, K Dick réussit à donner
le vertige avec des mots, là où des images auraient moins de force
évocatrice, la scène de rencontre entre Joe Chip, Runciter et Patricia
Conley restant à mes yeux un miracle de narration. "Récit à
chute" par excellence, symptomatique de la série "Twilight Zone,
la 4ème dimension), 'Ubik' vous ouvrira les portes de la perception d'un
univers décalé, d'un esprit visionnaire et indémodable, un
guide pour poursuivre la découverte du plus incroyable écrivain
de Science-Fiction ayant existé, Sir Philip K Dick.
Piètre
styliste (Philip K Dick écrivait sans doute trop vite pour s'en soucier),
ses livres renferment un torrent d'inventions, d'idées, de concepts, une
" vision-monde " qui se suffit à elle-même, faisant de
lui un auteur visionnaire à son époque, un auteur plus que contemporain
aujourd'hui. Là où des auteurs beaucoup plus reconnus comme Asimov,
Frank Herbert et autres n'ont connu qu'une ou deux adaptations cinématographiques
de leur univers, Philip K Dick est le champion toute catégorie avec un
nombre impressionnant de films ouvertement (ou non) inspirés de son univers
: Blade Runner, Total Recall, Minority Report, Invasion Los Angeles, The Truman
Show, Matrix... Pour ma part, ma conclusion est simple : Philip K Dick est mort,
mais il est plus que vivant...
P.S
: Un grand merci à Emmanuel Carrère et sa biographie romancée
de Philip K Dick "Je suis vivant et vous êtes morts", dont je
me suis évidemment inspiré et sans laquelle je n'aurais jamais eu
le courage de m'attaquer en quelques lignes à l'univers foisonnant du Maître
du Haut Château.
A lire évidemment pour tout fan de K Dick
qui se respecte.
Ouvrage
qui passe pour être le plus ancien livre de Chine, le Yi King est un traité
de divination qui ramène tout l'univers aux deux forces que sont le Yin
et le Yang (le mal / le bien, l'ombre / la lumière, la passivité
/ l'action...). Le Yi King illustre les forces du monde en présence
à l'aide de 64 signes à usage divinatoire. Chaque signe est constitué
d'un nom, d'un hexagramme composé de six lignes et de courtes phrases explicatives.
Chaque hexagramme représente une illustration des forces cachées
qui sont à l'origine de toute difficulté ou situation donnée.
Comme son nom l'indique, 'le livre des transformations' ne décrit pas des
états figés, mais des tendances qui les animent. Chaque moment n'est
qu'un passage, l'apogée annonce le déclin, le déclin annonce
le renouveau.
Les
64 Hexagrammes
Yi
King
Stephen Karcher Rivages poche / Petite Bibliothèque 1998
WEB
LIST
www.philipkdick.com
TOUT sur K Dick, un contenu foisonnant mais seulement en anglais...
www.chronicart.com/dick
Chronic'art, le webzine culturel francophone, synthétise en quelques articles
la richesse et la folie de l'oeuvre de K Dick.
http://Le-ParaDick.com
Philip K. Dick en francais : présentation, publications, adaptations...
Site très complet.